Article d'Enzo Bianchi - Panorama - Février 2014
Tout ce que l’homme possède, en réalité, est précaire : la situation humaine elle-même l’est. Chaque personne naît, grandit, puis décline et meurt
On parle toujours plus aujourd’hui, non seulement dans le domaine économique, de la « précarité ». Ce terme renvoie étymologiquement à ce que l’on obtient par la prière (en latin prex) : c’est donc un fruit de la grâce ; mais il indique désormais surtout une situation provisoire et fragile.
Tout ce que l’homme possède, en réalité, est précaire : la situation humaine elle-même l’est. Chaque personne naît, grandit, puis décline et meurt. On devrait s’émerveiller du fait que Dieu, ayant créé des réalités précaires, « vit qu’elles étaient belles et bonnes » (voir Gn 1). Peu de choses sont précaires comme une fleur ; mais qui, pour cette raison même, ne sait en reconnaître la beauté ?
En tant que chrétiens nous avons malheureusement refoulé la précarité, en particulier lorsque nous pensons à l’Église. Or l’histoire nous enseigne que bien des communautés chrétiennes, même celles qui semblaient solides et influentes, se sont révélées si précaires à un certain moment qu’elles ont disparu de la carte. Oui, durant de nombreux siècles, du moins en Europe, l’Église a semblé puissante et pleine de garanties ; mais aujourd’hui, voici que les chrétiens sont réduits à une minorité dans un monde indifférent.
En vérité, il s’agit là de la situation normale des chrétiens dans le monde. C’est bien plutôt la condition de chrétienté, depuis Constantin jusqu’à l’époque moderne, qui était anormale. Selon Jésus, la dynamique du Royaume est celle du levain dans la pâte (voir Mt 13,33) et sa communauté est un « petit troupeau » (voir Lc 12,32) : être une réalité moindre ne signifie pas être insignifiant ! Ni être faible et fragile n’équivaut à être spirituellement décadent… Bien des communautés pauvres en effectifs, peu visibles, incapables de s’imposer, ont en réalité été des minorités créatives et convaincues, capables de changer le cours de l’histoire.
Ce qui compte est que les communautés chrétiennes sachent vivre selon l’Évangile, en témoigner, faire par leur vie le récit de Jésus Christ. La visibilité des chrétiens, si elle est conforme à l’Évangile, sera par elle-même manifeste, sacramentelle, significative. Loin de vouloir se cacher, l’Église doit vivre avec authenticité et sans se refermer sur elle-même.
Si l’Église est passée d’une condition de force à une situation de fragilité, ne suit-elle pas en cela un chemin évangélique ? Paul n’a-t-il pas écrit que « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2Co 12,10) ?
Enzo Bianchi