Panorama, septembre 2004
di Enzo Bianchi
Cher Jean,
Tu t’es décidé à m’écrire, me dis-tu, parce que tu t’interroges, depuis quelque temps, sur le sens de ta vie, et que tu voudrais avoir davantage de temps pour toi-même, pour repenser à ce qui est essentiel et qui vaut véritablement la peine d’être vécu.
Je crois que tes questions expriment une exigence profonde de notre esprit: celle de la vie intérieure. Tôt ou tard, cette sollicitation se fait vive en chacun de nous, car nous ne vivons pas seulement d’extériorité, en nous projettant hors de nous-mêmes, dans une continuelle «fugue» où l’intensité des émotions passe pour la plénitude de la vie. Il y a aujourd’hui une certaine rhétorique du «dehors», qui oublie que l’homme est aussi, et avant tout, un «dedans»: la Bible en parle en usant le mot «cœur», tandis que nous avons quant à nous plutôt recours à des expressions comme «conscience» ou «for intérieur». Quoi qu’il en soit, il s’agit toujours de paroles qui désignent cette dimension intérieure, profonde, invisible, et donc fugitive, mais toutefois très réelle, qui constitue notre être. Cette réalité m’apprend que «je» ne suis pas totalement clair ni évident pour moi-même, que «je» suis également un mystère, que je ne me connais pas parfaitement. Or pour vivre en plénitude, nous avons à prendre au sérieux cette dimension, car elle fait partie de nous.
La vie intérieure s’exprime avant tout lorsqu’on se pose des questions, comme tu l’as toi-même fait par ta lettre. C’est là un fait important, au-delà de l’interlocuteur auquel on s’adresse, parce que ces demandes aident à donner un nom aux problèmes qui nous assaillent et à clarifier pour nous-même ce qui nous procure désagrément ou qui nous rend au contraire heureux. Derrière tes différentes questions, je distingue l’unique interrogation fondamentale: qui suis-je?Elle ne sera jamais rendue caduque par les progrès de la science ou de la technologie, car elle est essentielle à l’homme pour qu’il devienne homme. Platon écrivait que «celui qui ne s’interroge pas sur soi-même ne mène pas une vie humaine». Cette question reste inépuisable; elle accompagnera toute notre vie dans ses diverses phases et ses articulations essentielles.
C’est cette demande fondamentale qui t’ouvrira la voie vers la vie intérieure, c’est-à-dire vers le travail qui consiste à prendre au sérieux ta propre unicité, à assumer ta propre identité, ton propre visage et ton propre nom comme une tâche à réaliser. Tu n’es en effet pas appelé à imiter les autres (ceux qui t’apparaîtraient plus «résussis», qui «ont du succès» ou qui ont davantage de visibilité), mais à être toi-même. Tu n’es pas le clone d’autrui, mais tu possèdes une unicité qui exige d’être écoutée et de pouvoir se réaliser.
Or la réalisation de soi, de cette particulière image et ressemblance de Dieu qu’est chacun de nous, ce n’est pas quelque chose d’automatique, mais cela exige un travail: un travail intérieur, invisible, mais non pour autant mois pénible que d’autres besognes. Au contraire, c’est une tâche souvent beaucoup plus astreignante et redoutable, parce qu’elle risque de nous mettre face à des réalités de nous-mêmes que nous ne voudrions pas voir ni connaître.
Oui, la vie intérieure exige du courage. C’est comme le commencement d’un voyage, non tant en extension, mais en profondeur, non pas hors de toi, mais en toi-même. Et si le désarroi que tu pourras éprouver au début, devant le paysage intérieur inconnu, t’effraie, il te révèlera aussi que c’est peut-être précisément ce voyage à être le plus long et le plus ardu, même s’il ne t’oblige pas même à parcourir le moindre kilomètre. Ce courage, ce ne sera pas uniquement celui de t’interroger, mais aussi celui de te laisser interroger, d’accueillir les événements de la vie comme des questions qui te sont adressées: la maladie qui a chamboulé la vie d’une personne aimée, la mort soudaine d’un ami, le mariage d’une connaissance, la naissance qui a réjoui un couple de proches, mais également les événements quotidiens, mois visibles et moins bouleversants, qui forment pourtant la trame de nos jours… Il s’agit de vie ou de mort, de joie ou de souffrance; ce sont toujours des occasions pour penser, pour réfléchir à ce qui est vraiment sérieux et important dans la vie, et donc sur ce qui peut faire en sorte que la vie vaille la peine d’être vécue, sur ce qui peut donner sens à notre vie également.
Courage, donc, n’aie pas peur de ce travail qui t’attend!
Ton ami Enzo