Panorama, 07 novembre 2008
di Enzo Bianchi
La colère, tu l'as compris, est destructrice si elle caractérise les rapports avec ceux qui nous entourent.
Cher Jean,
Au tournant du quatrième et du cinquième siècle, des centaines de moines peuplaient le désert d'Égypte. Dans la solitude, ils y vivaient une recherche passionnée de Dieu. Le père du désert dont je veux te parler aujourd'hui portait le nom d’Agathon. Il était connu pour sa grande douceur, son humilité, sa patience infatigable, sa charité sans pareille.
Un jour, un jeune frère lui rendit visite et admira le petit couteau que possédait l'ancien. Celui-ci ne voulut dès lors pas laisser repartir son visiteur sans lui avoir fait emporter ce couteau. Or c'était le seul outil dont il disposait pour accomplir son travail manuel, la confection de paniers d'osier… On raconte aussi d'abba Agathon qu'il disait: « Si je pouvais rencontrer un lépreux, lui donner mon corps et prendre le sien, je le ferais volontiers: car ceci est l'amour parfait. »
Mais parvenir à cette limpidité extrême ne va pas de soi: il y faut des efforts et même une lutte. Agathon avait dû traverser des épreuves. La plus grande: la mise à sac, par une invasion de barbares, de la région monastique où il vivait. L'ancien avait alors dû quitter le désert pour s'installer sur les rives du Nil. Plus banalement, des visiteurs vinrent aussi le trouver et lui lancèrent de fausses accusations pour le mettre en colère. Une autre fois, vendant au marché les paniers d'osier qu'il avait confectionnés, des acquéreurs lui prirent sa marchandise sans lui donner le prix qu'il exigeait. Dans de telles situations, il s'agissait avant tout de ne pas répondre, dans un mouvement de colère, à la violence reçue par un autre geste de violence. En effet, comme le disait abba Agathon, « un homme en colère, même s'il ressuscitait un mort, ne serait pas agréable à Dieu ». Dans la vie spirituelle, aucun prodige, aussi grand soit-il, ne compense le manque d'amour et de patience.
D'autres pères du désert ont témoigné de ce même combat. L'un d'eux a dit: « J'ai passé quatorze ans au désert suppliant Dieu nuit et jour qu'il m'accorde de vaincre la colère. » Tu le vois, la lutte pour calmer en soi cette prédisposition prend des années. C'est jour après jour qu'il faut la reprendre, pour parvenir, avec notre abba égyptien, à calmer ses pensées et à se dire à soi-même: « Non, Agathon, ne le fais pas! »
Car la colère est une passion qui se manifeste comme un bouillonnement soudain dans notre être et s'étend comme un feu dévorant. C'est un vice visible, qui défigure celui qui en est la proie: le cœur se met à battre fort, le corps tremble, la langue s'emballe, les yeux ne reconnaissent plus personne et la bouche se laisse aller à des hurlements insensés. En certaines circonstances, la colère impose au contraire le silence à l'esprit agité; alors, moins le sentiment s'exprime, plus il nous brûle du dedans. La colère sourde, camouflée sous une fausse mansuétude, explose bien souvent en provoquant des dommages pires encore.
Bien sûr, il existe aussi une colère « positive », une sorte de zèle qu'il est nécessaire de manifester face à la souffrance des victimes. Parfois, une « sainte colère » est plus efficace pour faire cesser le mal qu'une fausse douceur, recouvrant une haine tenace… Mais comme le dit l'apôtre Paul: « Si vous vous emportez, que le soleil ne se couche pas sur votre colère » (voir Ep 4,26).
La colère, tu l'as compris, est destructrice si elle caractérise les rapports avec ceux qui nous entourent. Pour apprendre à la vaincre, rien de tel que l'enseignement sage et de réaliste des pères du désert: « Si c'est possible, empêche que la colère pénètre jusqu'à ton cœur. Si elle s'y trouve déjà, fais en sorte qu'elle ne se manifeste pas sur ton visage. Si elle s'y montre, surveille ta langue. Si la colère est déjà sur tes lèvres, empêche-la de passer à l'acte, et veille à l'éliminer au plus vite de ton cœur. »
Ton ami Enzo