Panorama, 05 mai 2009
di Enzo Bianchi
Oui, comme l'a affirmé un père, « oublier Dieu est la racine de tous les maux », tandis que « se souvenir de Dieu est plus nécessaire que de respirer »…
Cher Jean,
Quelles sont les personnes, les choses ou les événements dont tu te souviens facilement, et quelles sont ceux que tu oublies trop souvent? T'es-tu déjà posé cette question? Au-delà de problèmes liés aux troubles de la mémoire, la qualité de notre souvenir et les réalités dont nous nous rappelons disent en vérité une dimension importante de notre personne. Oui, se souvenir, faire mémoire ou oublier, loin de constituer des aspects banals de notre vie mentale, sont au contraire indices de notre existence profonde. Et encore une fois, les pères du désert, au quatrième siècle après Jésus-Christ, l'avaient déjà compris.
Macaire le Grand, que je veux évoquer avec toi aujourd'hui, a dit en effet: « Si nous gardons le souvenir des torts que nous ont causé les hommes, nous supprimons la faculté de nous souvenir de Dieu. Mais si nous nous rappelons les maux des démons, nous serons invulnérables ». Tu le vois, certains souvenirs nous font vivre, et d'autre nous donnent la mort; certains oublis nous font refleurir, d'autres sont mortifères… Où se situe alors la distinction, me diras-tu?
Ce que veut dire abba Macaire, c'est que l'union avec Dieu, la relation avec le Seigneur qui donne la vie en plénitude, est incompatible avec le repli sur soi, avec la tristesse et la rancœur liée aux maux qui nous ont été infligés. Il y a là une véritable alternative: soit nous nous souvenons vraiment de Dieu (et cela oblige notre cœur à faire disparaître les autres souvenirs, souvent négatifs, à apaiser nos passions, à unifier nos désirs), soit nous nous rappelons précisément de ces autres choses, qui toutefois nous éloignent de Dieu.
Cette alternative constitue toute l'âpreté de la lutte intérieure à laquelle les pères du désert s'exerçaient. Et un épisode de la vie de Macaire peut l'illustrer: né aux alentours de l'an 300 en Égypte, il se retira vers l'âge de trente ans aux abords d'un village, et choisit d'y mener la vie monastique. Lorsqu'une jeune-fille de ce lieu, encore vierge, y fut mise enceinte, les accusations de la future mère se portèrent sur Macaire. Face aux cris et aux coups des villageois, le jeune moine accepta sans broncher de prendre en charge matériellement la femme et l'enfant qui allait naître. Mais son innocence éclata au grand jour: or avant que les habitants du village ne l'aient rejoint pour venir lui demander pardon, Macaire s'était déjà enfui. Il se retira plus avant dans le désert, pour reprendre le chemin de vie anachorètique qu'il avait assumée. En effet, la victoire trop facile aurait constitué une défaite pour sa vie de pénitence: il avait dès lors choisi d'oublier l'affront qui lui avait été fait pour se consacrer plus radicalement à la memoria Dei, au souvenir de Dieu. Il devint un des grands pères du désert: un homme austère et doux tout à la fois, dévoré de la crainte du Seigneur et décidé à fuir les hommes, mais en même temps plein de miséricorde et de tendresse.
Entendant ce récit, tu me diras que pardonner n'est certes pas oublier… C'est vrai, et les philosophes contemporains l'ont largement souligné. Mais le souvenir constant de Dieu aide à vivre le pardon dans sa pleine dimension, car il chasse de notre mémoire les réalités qui nous incitent au mal, et nous pousse à prendre conscience du mal que nous perpétrons.
Les pères ont beaucoup insisté sur la fonction vitale de la mémoire pour la vie chrétienne. Le souvenir de Dieu unifie le passé qu'on a vécu, il éclaire et donne sens au présent, il ouvre à l'attente et à l'espérance pour l'avenir. Cette mémoire fait demeurer Dieu en toi, et illumine toute ta personne, tant intérieure qu'extérieure. Dès lors, ton existence devient fondamentalement vie devant Dieu.
Oui, comme l'a affirmé un père, « oublier Dieu est la racine de tous les maux », tandis que « se souvenir de Dieu est plus nécessaire que de respirer »…
Ton ami Enzo