Panorama, 02 décembre 2011
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di Enzo Bianchi
L'urgence de «vivre selon la forme du saint Évangile» était pour François d’Assise une impulsion qui venait du cœur, mieux, une révélation venant de Dieu, lequel avait levé le voile sur sa volonté.
Cher Jean,
Parmi les personnages qui ont marqué le Moyen Âge chrétien, je veux te parler encore de François d’Assise. Tu sais bien sûr de qui il s’agit : le pauvre, l’ami des lépreux et des loups, l’initiateur d’un ordre religieux qui a attiré des milliers de frères, ou encore le Très-Bas, selon le titre du beau livre que Christian Bobin lui a consacré.
J’ai aussi eu pour ma part quelques lectures essentielles qui m’ont fait rencontrer le « Poverello » au cours des années de ma jeunesse. Elles m’ont fait aimer profondément cette figure radicale de réformateur pauvre dans l’Église et d’instigateur d’une forme de vie religieuse appelée à un large rayonnement. Je veux donc moi aussi t’en présenter une image, certes subjective et partielle : celle de l’homme désireux par son existence tout entière de « vivre selon la forme du saint Évangile », y attirant à sa suite de nombreuses personnes.
« Vivre selon la forme du saint Évangile » : cette expression, tu peux la trouver dans le Testament de François d’Assise, son dernier écrit où, à la veille de sa mort en 1226, il fait le récit de la genèse de sa vocation et rend compte de la parabole qu’a connue sa fondation. Fils d’un riche marchand, François avait rompu avec sa famille en 1206, à l’âge de vingt-cinq ans, pour vivre dans la plus absolue pauvreté, d’abord en ermite, puis en prédicateur itinérant. Comme un nombre important de compagnons le rejoignirent bientôt, il dut rapidement – et même contre son gré – organiser son ordre. Celui qui ne désirait rien d’autre que de « vire selon la forme de l’Évangile », c’est-à -dire mener une vie conforme à l’Évangile, davantage encore, une vie la plus ressemblante possible à celle que Jésus avait vécue durant son existence terrestre, se sentit obligé de mettre par écrit d’abord une première règle (1221), puis une deuxième (1223), pour indiquer à ses frères l’orientation qu’il entendait qu’ils suivent.
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Mais, me demanderas-tu, une règle ne constitue-t-elle pas un risque de fixation et de paralysie, alors que l’esprit de l’Évangile que cherchait à vivre François était précisément celui de la liberté ? En effet, cette urgence de « vivre selon la forme du saint Évangile » était pour François d’Assise une impulsion qui venait du cœur, mieux, une révélation venant de Dieu, lequel avait levé le voile sur sa volonté et l’avait faite connaître à François. Ta question est donc légitime : pourquoi une nouvelle règle ?
Il est clair que pour François, comme pour tous les fondateurs de communautés religieuses, la rédaction d’une règle signifie, d’une part, composer un écrit qui soit inspiré par l’Évangile et qui traduise les exigences de l’Évangile dans la vie d’un groupe de personnes ; mais cela signifie d’autre part esquisser une forme de vie qui donne un visage à une nouvelle communauté. Et quoi qu’il en soit, la Règle suprême, la Règle des règles reste le saint Évangile. Ce principe n’a jamais été contesté par François, qui l’affirme de manière explicite dans le prologue de sa première règle : « Ceci est la vie de l’Évangile de Jésus-Christ, que frère François demanda au seigneur Pape de lui concéder et confirmer. »
L’indication que constitue la règle, pour une communauté naissante, est donc d’offrir une orientation évangélique stable en l’absence de la figure charismatique du fondateur, qui, par son existence, avait balisé le chemin pour les premiers compagnons. Mais s’il s’agit ainsi d’un point d’ancrage objectif, la règle doit toujours être lue aussi en dialogue avec la vie, comme le souligne saint François lorsqu’il appelle les frères à considérer son propre Testament (où il relate essentiellement son expérience de vie) à l’instar de la règle même : « Qu’ils aient toujours cet écrit avec eux à côté de la Règle. »
Suivant les indications de François, j’aurais donc envie de conclure : sans Évangile, impossible d’imaginer une règle authentiquement chrétienne, mais sans ancrage dans la vie, aucune règle ne permet de vivre durablement « selon la forme du saint Évangile »…
Ton ami Enzo