Il Blog di Enzo Bianchi

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​Fondatore della comunità di Bose

Lettres à un ami: Prière et vie

03/10/2006 01:00

ENZO BIANCHI

Riviste 2006,

Lettres à un ami: Prière et vie

Panorama

Panorama, octobre 2006

 

di Enzo Bianchi

Cher Jean,

Ta lettre m’est bien parvenue et j’ai été heureux de te lire. Face à mon invitation à prier devant les événements tragiques du monde qui nous déconcertent, tu exprimes ton incompréhension. Tu te dis étonné de la place que j’accorde à la prière ; celle-ci te semble une fuite rassurante et une consolation à bas prix, alors que l’attitude chrétienne cohérente, à tes yeux, serait l’engagement « concret » aux côtés des victimes de l’histoire. Je voudrais alors essayer de réconcilier nos positions apparemment contradictoires, en te disant en quelques mots l’implication concrète que comporte la prière, si on parvient à lui donner réellement corps dans notre vie.
Avant tout, je crois que ton étonnement face à ma proposition serait moindre si tu saisissais la dimension pleinement humaine et le caractère universel de la prière. Des personnes innombrables y recourent, dans les diverses cultures et à toutes les époques, et cette pratique les pousse non pas à l’immobilisme, mais les amène à transformer foncièrement leur existence. Certes, l’homme peut tomber dans l’illusion, il peut se construire son propre dieu, à sa propre image, il peut donner l’apparence d’un dialogue à ce qui n’est en réalité qu’un monologue, il peut pervertir la prière en magie ou en superstition, il peut la trahir de bien des manières… Toutefois, lorsqu’on comprend avec sympathie l’authenticité humaine de l’acte de prier (dont témoignent les textes fondateurs et l’expérience de bien des orants au cours de l’histoire), notre regard peut changer et reconnaître que la prière n’est pas nécessairement une évasion hors de l’histoire, ni une habitude aliénante qui dé-responsabiliserait l’homme.
En effet, la prière te pousse à prendre place aux côtés des autres hommes et avec eux devant Dieu, pour t’engager dans une relation vivante et opérante. Si le mot ne paraissait pas trop grandiloquent, j’oserais dire qu’il est une éthique de la prière, et de la prière chrétienne en particulier, qui se fonde sur l’affirmation constante du « Tiers » : Dieu n’est pas seulement l’Autre, le Tout Autre, mais il est le Tiers entre le monde et toi, entre les autres humains et toi, entre la communauté des croyants et toi. Et si le Dieu que tu pries demeure invisible et apparemment silencieux, c’est pour manifester qu’il n’est en rien totalitaire. Non, il te laisse au contraire la place et le temps pour émerger toi-même, pour formuler ta propre parole, pour prendre la position que la situation du moment et ta conscience te dictent ; en un mot : dans la prière, Dieu t’appelle à ton tour à t’engager et à agir…
N’est-ce pas précisément cela qu’exprimait Dietrich Bonhoeffer, enfermé dans la prison berlinoise de la Gestapo, lorsqu’il affirmait que « notre être chrétien ne peut aujourd’hui consister qu’en deux choses : la prière et faire ce qui est juste parmi les humains » ? Oui, la vie chrétienne se réduit à ces deux aspects, qui sont inséparables : la prière, dont découle l’action juste parmi les hommes.
Comment cela se produit-il ? Lorsque tu pries, tu te situes devant Dieu et tu te tiens avec lui, pour te dire toi-même, mais pour dire aussi les autres et le monde ; et ainsi tu « te reçois toi-même » de la part de Dieu, comme à nouveau, et tu découvres également les autres et le monde sous une lumière nouvelle. L’efficacité de la prière consiste dans le fait qu’elle transforme celui qui prie, qu’elle convertit son cœur et qu’elle affine l’image de Dieu qu’il porte en soi. Et il n’existe qu’une unique image du Dieu invisible, que le croyant est appelé à réaliser dans son existence : le Christ, qui donne sa vie par amour, qui aime jusqu’à ses ennemis et prie pour ses tortionnaires au moment même où ils le maltraitent. Ainsi l’« éthique » à laquelle tend la prière est la conformation de la vie des chrétiens à celle du Christ. J’irais dès lors jusqu’à dire que l’intercession ne culmine pas tant dans des paroles sur les autres, adressées à Dieu, mais dans une vie devant Dieu, dans la position du Crucifié, les bras étendus, en pleine solidarité avec les hommes. Tu le vois, il y a bien une étroite réciprocité entre la prière pour l’autre et l’amour actif pour lui.
Oui, à la suite du Christ, ta prière responsable pourra rendre la vie belle à ceux qui t’entourent !

Ton ami Enzo