Panorama, 03 avril 2009
di Enzo Bianchi
Souviens-toi alors de cette sentence d'un ancien père du désert qui, joignant le geste à la parole, alors qu'on lui demandait « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert »
Cher Jean,
Tu le sais bien, les pères du désert nous sont connus avant tout à travers leurs paroles, qui ont été rassemblées dans des recueils par leurs disciples. De leur vie et de ses faits extérieurs, bien souvent, nous ne savons que très peu de choses. Il en va ainsi d'abba Poemen, l'un des anciens du désert égyptien les plus cités (la collection alphabétique des apophtegmes contient plus de 200 paroles qui lui sont attribuées), mais dont la biographie demeure floue. Selon toute vraisemblance, il a vécu à cheval du IVe et du Ve siècles, dans différents lieux du désert d'Égypte, où il est mort à l'âge respectable de cent ans.
À travers l'immense ensemble de sentences qui nous a été transmis de lui, abba Poemen apparaît comme un grand connaisseur de la personnes humaine dans ses aspects ambigus et cachés: c'est un maître du discernement, qui n'aime guère parler des réalités célestes, mais plutôt des passions de l'âme ou de la lutte contre les tentations. C'est là, dans ces choses tout humaines et terrestres, qu'il discerne les réalités vraiment spirituelles. Ses interlocuteurs sont presque toujours des moines qui, comme lui, se sont retirés au désert pour chercher à vivre, dans la solitude, l'unité indéfectible avec leur Seigneur. Il leur apprend, avec un peu de sévérité parfois, à connaître leur propre fragilité et celle des autres, à ne pas se penser supérieurs à eux, à comprendre la situation intérieure de chacun et à vivre la miséricorde.
Mais il y a en particulier un enseignement récurrent d'abba Poemen que je voudrais souligner pour toi aujourd'hui, parce qu'il me semble très actuel. Tu peux le trouver résumé dans cette brève sentence: « La victoire sur toute peine qui te survient, c'est de garder le silence. » Oui, sans faux spiritualisme, Poemen appelle chacun à choisir de se taire, plutôt que de parler. Non par discrétion ou par esprit de mutisme, mais pour redécouvrir la force qu'a celui qui ne cherche pas à s'imposer par des paroles grandiloquentes ou des tons sans répliques, mais témoigne de l'authenticité de sa personne à travers la transparence de son attitude. Poemen conseille ainsi: « Enseigne ta bouche à dire ce que contient ton cœur. »
Il faudra peut-être que tu l'expérimente pour y croire, mais c'est la vérité: garder le silence donne vraiment la victoire sur toute peine qui nous survient. Abba Poemen le répète à l'envi: « Si l'homme se souvenait de la parole qui est écrite: “Tu es justifié par tes paroles et tu es condamné par tes paroles”, il choisirait plutôt de se taire »; ou encore: « Si une personne domine son ventre et sa langue et mène la vie d'un étranger sur terre, aie confiance, il ne mourra pas. » À un visiteur surpris de se voir accueilli généreusement par Poemen en plein carême, l'ancien déclare aussi: « Nous n'avons pas appris à fermer la porte de bois, mais plutôt la porte de notre langue. »
Ne pas répondre aux paroles mauvaises qui nous sont adressées, accepter de se taire devant la faute d'un autre: voilà des comportements qu'abba Poemen loue. Par contre, il est sans doute plus surprenant de l'entendre répondre à un frère venu l'interroger pour savoir s'il est bien de louer son prochain: « Il est mieux de se taire. » Mais n'est-il pas vrai que nos paroles sont si souvent le reflet de notre désir d'être reconnus, appréciés, estimés, et ne comportent qu'une toute petite part d'authenticité? Les mots ne sont pas seulement des armes, ils peuvent aussi devenir des cadeaux empoisonnés que l'on fait au prochain pour recevoir, en réponse, notre propre part…
Souviens-toi alors de cette sentence d'un ancien père du désert qui, joignant le geste à la parole, alors qu'on lui demandait « Où pourrions-nous fuir au-delà de ce désert », mit son doigt sur sa bouche en disant: « Fuyez cela! »
Avec toute mon affection,
ton ami Enzo